L’ECRITURE D’UN THEATRE DE SITUATIONS :
KOSSI EFOUI AU CARREFOUR DE LA MALAVENTURE
Contribution au Colloque international
« Le théâtre de Kossi Efoui : une poétique du marronnage au pouvoir », organisé par le Laboratoire Scènes Francophones et Ecritures de l’Altérité (SeFeA) de l’institut de Recherche en Etudes Théâtrales de l’Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle
Par
Jacques Raymond Fofié
Université de Yaoundé I
(Cameroun)
Résumé :
Des œuvres dramatiques du togolais Kossi Efoui, deux intéressent
particulièrement la présente étude :Le Carrefour et La Malaventure.
Ce sont des œuvres dont le discours intitulant laisse d’emblée percevoir
que le lecteur ou le spectateur sera placé face à des personnages ou des
acteurs englués dans des situations qui exigent d’eux des choix décisifs et
le surpassement de soi. On se demande alors si Kossi Efoui n’y met pas en pratique,
au niveau de l’écriture dramaturgique et du fond, la théorie du théâtre de situations de
Jean-Paul Sartre. D’où l’intitulé : « L’écriture d’un théâtre de situations : Kossi Efoui au carrefour de la malaventure ».
Cet intitulé détermine par lui-même le cadre et les préoccupations de l’étude.
Par une approche plurielle intégrant entre autres, et sans suivisme, l’histoire,
la sémiologie, le comparatisme, la thématique, la psychanalyse,
la psychocritique et la sociocritique, on essayera d’apporter une
solution au problème posé. Pour y parvenir, on partira de l’analyse
sémiologique des deux œuvres dont on comparera certains points.
On s’attardera ensuite sur leur analyse à la lumière de la théorie du théâtre de situations de Jean-Paul Sartre.
On terminera enfin en se demandant s’il n’y a pas un certain dépassement de cette
théorie par Kossi Efoui qui aboutit à une création originale dont il est seul à maîtriser les règles.
Mots clés : Ecriture, théâtre de situations, carrefour, malaventure, théorie, pratique, dramaturgie, création.
INTRODUCTION
L’expression « Un théâtre de situations »
rappelle sans contexte le célèbre philosophe – dramaturge français Jean-Paul Sartre,
théoricien et praticien de cette forme de théâtre dont la jeunesse scolaire africaine
s’est nourrie à une certaine époque à travers la lecture entre autres de Les Mains sales.
Le dramaturge togolais Kossi Efoui s’est-il lui aussi abreuvé à cette source ?
Ses œuvres, Le Carrefour et La Malaventure, sont-elles les fruits de ce breuvage ?
Kossi Efoui y met-il en pratique la théorie du théâtre de situations du grand maître
tant au niveau de la forme que du fond ? Autrement dit l’écriture dramatique de l’un épouse – t- elle
celle de l’autre ? Classicisme, engagement politique, existentialisme,
révolte et révolution, subversion sont-ils à la base de ces œuvres ?
N’y-a-t-il pas rupture et création par des stratégies spécifiques et non reproduction d’un modèle ?
La présente étude intitulée « L’écriture d’un théâtre de situations : Kossi Efoui au carrefour de la malaventure »
tente de répondre à ces questions explicites et à celles qui leur sont sous-jacentes.
Elle s’appuie non seulement sur les déclarations (interviews) de Kossi Efoui lui – même,
mais aussi sur l’histoire, la sémiologie, le comparatisme (l’intertextualité),
la thématique, la psychocritique, la sociocritique sans suivisme méthodologique obligeant.
Sa structure ternaire débute par la sémiologie d’un espace- temps problématique, le carrefour,
lieu par excellence des situations, et s’achève par l’examen du dépassement d’un modèle par des stratégies
de ruptures et de subversions conduisant à une création spécifique.
L’accent dans tous les cas est mis sur les stratagèmes de conquête de liberté.
I. SEMIOLOGIE D’UN ESPACE – TEMPS PROBLEMATIQUE : LE CARREFOUR ET SES SITUATIONS
Le carrefour est au centre de la création des deux œuvres de Kossi Efoui : Le Carrefour et La Malaventure.
En plus d’être le titre de la première pièce, il est la scène où se déroule l’action comme le signale la didascalie du début :
« La scène présente un carrefour avec réverbère éteint (P. 69) ».
Sans être aussi explicite dans la deuxième pièce, La Malaventure,
le carrefour n’y manque pas. C’est également la scène où se déroule l’action :
« Noir. Arrive Darling V, 7 ou 8 mai. Un an jour pour jour. Même trottoir, même réverbère.
Un carrefour, lieu de rencontre ou de rendez-vous. Lieu circulaire, ouvert sur des pistes.
Là, cour intérieure d’une ville fermée » (P. 13).
On comprend vite qu’on ne peut bien saisir le sens de ces œuvres qu’en cernant convenablement celui de ce concept.
Quelle est la symbolique du carrefour au niveau universel,
en Afrique, pour Kossi Efoui et pour son entourage immédiat ?
Sa signification n’est- elle pas fonction du temps ?
Le carrefour, un symbole universel.
Selon Jean Chevalier et Alain Gheerbrant (1982 :172),
L’importance symbolique du carrefour est universelle. Elle est liée à cette situation
de croisée des chemins, qui fait du carrefour comme un centre du monde,
véritable centre du monde pour celui qui s’y trouve placé.
Lieux épiphaniques (lieux des apparitions et des révélations) par excellence, les carrefours sont hantés par les génies,
généralement redoutables, que l’homme a intérêt à se concilier.
Dans toutes les traditions, on a dressé aux carrefours des obélisques, des autels,
des pierres, des chapelles, des inscriptions :
c’est le lieu qui provoque à l’arrêt et à la réflexion.
Il est aussi lieu de passage d’un monde à un autre, d’une vie à une autre, de la vie à la mort.
Combien d’éléments de cette riche symbolique Kossi Efoui a- t – il intégré dans ses œuvres ? Avant de répondre à cette question,
il vaudrait mieux chercher à davantage cerner ce symbole qu’est le carrefour. Toujours selon Chevalier et Gheerbrant (1982 :174),
le carrefour, lieu de passage par excellence, est aussi l’endroit où l’on peut,
préservé par l’anonymat, se débarrasser des forces résiduelles, négatives,
inutilisables dangereuses par la communauté.
Faut-il conclure que le carrefour n’est qu’un lieu de la négativité ?
« Le carrefour est la rencontre avec le destin (P.174) ».
Et « Chaque être est en lui-même un carrefour, où se croisent et se combattent les divers aspects de la personne » (P.174).
Ainsi le carrefour se révèle être positif pour l’individu et la société. C’est ce que disent Chevalier et Gheerbrant (1982 :175) :
Le carrefour peut avoir en effet un aspect bénéfique : c’est le lieu où l’on retrouve la lumière,
ou apparaissent aussi de bons génies, les fées bienfaisantes, la Vierge ou les saints.
Placé face à l’inconnu, se trouvant à la croisée des chemins, le carrefour,
lieu de l’inquiétude, l’individu est poussé à prendre une orientation nouvelle.
Les deux auteurs ajoutent, ce qui est d’une importance capitale pour comprendre les deux œuvres de Kossi Efoui, c’est que
Le carrefour est aussi le lieu où l’on trouve les autres aussi bien extérieurs
qu’intérieurs. Il est l’endroit privilégié des embuscades : il exige attention et
vigilance… Nous devons y choisir, pour nous et en nous, entre le ciel, la terre et les enfers (P.175).
Et dans ce qui apparaît comme une sorte de conclusion générale à la symbolique universelle du carrefour,
Chevalier et Gheerbrant écrivent ce qui suit :
D’après l’enseignement symbolique de toutes les traditions,
un arrêt au carrefour semble de rigueur comme si une pause de réflexion, de recueillement sacré,
voir de sacrifice, était nécessaire avant la poursuite du chemin choisi (P.175)
Le carrefour, croisement de chemins a-t-il des significations particulières en Afrique ?
1.2. Le carrefour en Afrique, un supplément de signification.
Chevalier et Gheerbrant ont tenu à relever un supplément de signification du carrefour en Afrique.
« En Afrique, écrivent-ils, et surtout dans les régions de forêts et de savanes, le carrefour revêt l’importance d’une chose sacrée (P.172) ».
Les pasteurs peuls baptisent les clairières rencontrées à la croisée des chemins du nom de carrefour de la rencontre ou de la résidence,
y célèbrent un rite précis et rendant ainsi du même coup le lieu sacré où on sacrifie des animaux et où s’exerce une certaine divination.
Le carrefour est aussi le lieu du dépôt des offrandes destinées aux génies qui interviennent dans la destinée humaine (Les Bambara du Mali,
les Bantou du Kasaï). Il est également le lieu de l’invocation de la protection des génies dans les moments importants de la vie collective.
Plus encore, c’est le lieu du débarras « des ordures chargées d’une force dangereuse » (P.173) (Likouba et Likouala du Congo).
Sans être exhaustif et pour conclure ce supplément de signification du carrefour,
on peut s’élever à l’au-delà avec Chevalier et Gheerbrant qui déclarent que
Les carrefours de l’Autre Monde sont non moins importants, et redoutables. Pour les Bantou de Kasaï, c’est au carrefour de la voie lactée que le tribunal divin départage les âmes, entre l’Est et l’Ouest, directions du paradis ou de l’enfer, à mi-chemin entre le monde terrestre et le monde ouranien transcendant (P.173).
Cette bipolarité de la symbolique du carrefour (paradis-enfer, ciel-terre, vie-mort) est d’une importance capitale pour la saisie de l’œuvre de Kossi Efoui. Lieu des cultes de fécondité (Cameroun), le carrefour est, en dernière analyse, d’un symbolisme riche. Le dramaturge togolais l’a-t-il bien compris ?
1.3. Kossi Efoui et la symbolique du carrefour.
Kossi Efoui est un fin connaisseur de la symbolique du carrefour comme le montre si bien l’interview accordée à Bernard Chenuaud (1990 :63- 67).
Il y déclare que
Le carrefour est l’espace symbolique de la vie et dans la culture éwé (population du Sud-Togo),
le lieu symbolique du sacrifice, du choix ; c’est aussi le lieu de la confrontation. Il y a d’ailleurs une expression dans ma langue qui dit :
« On va se retrouver au carrefour. » C’est donc un lieu antagonique (P.66)
Il faut noter que le sacrifice dont il est question ici n’est pas tout à fait celui des traditionnalistes africains mais
celui de l’individu en situation, le sacrifice de soi en vue d’un objectif précis. Et il le dit si bien :
Au carrefour, on sacrifie quelque chose, on se sacrifie, on sacrifie une part de soi-même,
une part d’idée, une part de personnalité et finalement, on fait un choix (P.67).
Kossi Efoui tient dans cet entretien accordé à Bernard Chenuaud, à mieux préciser ce qu’il entend par sacrifice :
Il faut mourir à quelque chose et c’est ça l’idée du sacrifice…
Je pense qu’il y a toujours quelque chose qu’il faut accepter de faire mourir parce qu’il faut quotidiennement renaître,
parce que l’homme n’a pas le droit de s’enformer dans une définition. Et chaque fois que l’on va vers autrui,
que l’on rencontre quelqu’un, on prend le risque de se tuer quelque part pour renaître autrement.
Sacrifice, mort symbolique, vie, renaissance, choix sont quelques concepts fondamentaux porteurs
de la signification du carrefour chez Kossi Efoui qui ne s’éloigne pas beaucoup de la symbolique universelle
et africaine, mais qui, tout simplement insiste sur le côté individuel.
1.4. Le carrefour : espace et temps.
Le carrefour n’acquiert sa pleine signification qu’en fonction du temps et des événements, bref en fonction des situations.
Un regard rétrospectif sur toutes les significations du carrefour montre qu’elles sont dans l’ensemble liées au temps.
C’est quand le voyageur arrive au carrefour qu’il se pose des questions et opère le choix de la route à suivre.
Les sacrifices sont offerts au carrefour à un moment précis, par exemple au moment des semailles ou quand on sollicite la fécondité,
ou même en temps de calamités (sécheresse), en temps de guerre mais aussi au moment des récoltes.
Même chez Kossi Efoui dont le carrefour est essentiellement intérieur, symbolique,
la notion du temps est liée à celle de l’espace. Il parle bien de « quotidiennement ».
L’homme est placé au carrefour et doit quotidiennement opérer des choix.
Plus encore chez lui, le temps dont il est question est celui de la crise ou mieux de situations que l’analyse des deux œuvres,
Le Carrefour et La Malaventure fera bien comprendre.
D’ailleurs, J.C. Cooper (1982) définit le carrefour (crossroads) comme «
Choice, but also the union of opposites; the meeting place of time and space (P.46) » (choix, mais aussi union des contraires; point de rencontre du temps et de l’espace).
II. LE CARREFOUR ET LA MALAVENTURE DE KOSSI EFOUI: UN THEATRE DE SITUATIONS
L’examen de la symbolique du carrefour qui vient d’être fait permet de comprendre que les deux œuvres de Kossi Efoui construites autour de ce signe font sans doute partie de ce qu’on appelle théâtre de situations, théorie mise en pratique au niveau de l’écriture dramatique par Jean- Paul Sartre. A ce niveau de l’étude il est question d’un bref rappel de cette théorie, de l’analyse des deux œuvres comme théâtre de situations et de la présentation de Kossi Efoui comme étant lui-même en situations.
2.1. Bref rappel d’une théorie : le théâtre de situations.
Dans « Pour un théâtre de situations » (1),
Jean- Paul Sartre présente clairement ce qu’il entend par théâtre de situations.
Selon lui « l’aliment central d’une pièce, … c’est la situation » ((PP.19-20). Ce n’est pas, précise -t –il, le caractère.
Dès lors « Ce que le théâtre peut montrer de plus émouvant est un caractère en train de se faire,
le moment du choix, de la libre décision qui engage une morale et toute une vie » (P.20).
La question qu’on se pose est celle de savoir ce qu’il entend par situation et
quels types de situations le dramaturge doit présenter dans son œuvre. Il répond :
La situation est un appel ; elle nous cerne ; elle nous propose des solutions, à nous de décider.
Et pour que la décision soit profondément humaine, pour qu’elle mette en jeu la totalité de l’homme,
à chaque fois il faut porter sur la scène des situations – limites,
c’est-à-dire qui présentent des alternatives dont la mort est l’un des termes.
Ainsi, la liberté se découvre à son plus haut degré puisqu’elle accepte de se perdre pour pouvoir s’affirmer (P.20).
La généralité et l’universalité sont les traits caractéristiques des situations à présenter en vue d’englober un large public.
C’est ce que Sartre ajoute à ce qui précède en ces termes :
Et comme il n’y a de théâtre que si l’on réalise l’unité de tous les spectateurs,
il faut trouver des situations si générales qu’elles soient communes à tous.
Plonger des hommes dans ces situations universelles et extrêmes qui ne leur laissent qu’un couple d’issues,
faites qu’en choisissant l’issue ils se choisissent eux-mêmes : vous avez gagné, la pièce est bonne (P.20).
Les situations sont-elles intemporelles et agéographiques ? Ne faut-il pas un certain enracinement ?
A ce sujet Sartre déclare que
« Chaque époque saisit la condition humaine et les énigmes qui sont proposées à sa liberté à travers des situations particulières » (P.20).
Et il donne l’exemple de Antigone qui dans la tragédie de Sophocle, doit choisir entre la morale de la cité et la morale de la famille (P.20).
La situation, comme le rappelle bien Franck Laraque, (1976 :29), c’est le conditionnement. Ce qui se comprend bien dans ces explications :
Le monde est fait de réalités, la faim, la misère, l’oppression, l’injustice,
qui à leur tour divisent les hommes en oppresseurs et opprimés, les confrontent avec des problèmes d’acceptation ou de révolte
et de positions intermédiaires. Il se forme donc
une réalité humaine qui est fonction de lieu, de l’époque, des entours, c’est-à-dire de l’ensemble des contions historiques, politiques,
économiques, déterminants de la situation au centre de laquelle l’homme se meut
Le conditionnement est une sorte d’emballage de l’individu et le théâtre de situations a pour principal objectif
de montrer comment celui-ci réagit par rapport à cette réalité.
Bien informé de la théorie du théâtre de situations grâce surtout à sa présentation par son créateur lui-même, on se demande quels rapports
il y a entre elle et les deux pièces de Kossi Efoui.
2.2. Le Carrefour et La Malaventure comme théâtre de situations
Il a été déjà dit que de par leur construction autour du concept « carrefour » et de sa symbolique, les deux pièces de Kossi Efoui sont un théâtre de situations. Il s’agit à présent de le démontrer. Le faire suppose qu’on dégage leurs fables, les situations dont il est question, les personnages, les sacrifices et les choix qu’ils doivent opérer et finalement le discours de ces œuvres. On constate ici que les modèles sémiologiques de Helbo et de Anne Ubersfeld, l’histoire et l’intertextualité et même les commentaires et déclarations de Kossi Efoui au sujet de son œuvre, entre autres, vont contribuer à la démonstration. Démonstration qui se clôt sur Kossi Efoui comme étant lui-même en situation.
2.2.1. Les œuvres et leurs fables
La fable entendue comme suite logique et chronologique des événements dans une œuvre est le meilleur moyen de saisir
rapidement son contenu explicite. Celle de Le Carrefour se présente comme suit : quatre personnages, Le Souffleur, La Femme, Le Poète, Le Flic se retrouvent dans un carrefour. Ce sont d’abord Le Souffleur et La Femme qui parle de son amie Rachel morte, les jambes broyées par une automobile. Sur ce, arrive Le Poète qui cherchait son chemin qui parle d’une situation chaotique où on ne distingue même plus le roi de son bouffon. Le Poète est pour La Femme une vieille connaissance partie et revenue. Tous deux recherchent une terre plus tendre. Celle où ils se trouvent est devenue une sorte de labyrinthe truffé d’impasses, une sorte de fosse commune où les morts même ne peuvent se reposer en paix. Le silence est la loi. La suspicion est générale. Arrive Le Flic dont le rôle est de conditionner, c’est-à-dire de préparer le suspect à collaborer pendant l’interrogatoire, développer chez lui le sens de la culpabilité et le préparer à répondre aux questions comme on lui demande d’y répondre. Il veut embarquer Le Poète. La Femme s’interpose et lui demande de lui donner une chance. Les personnages se racontent. Le Poète est décidé à sortir du carrefour, La Femme n’a jamais eu de choix, Le Flic est né à l’ordre et est prêt à tout faire pour le maintenir ; ordre auquel manque, selon Le Poète, le contre – ordre. On ne vit pas. On survit. La Femme se décide de voir plus loin. La Femme et Le Poète sont en quête d’un autre avenir. Pour Le Poète, ce n’est qu’un recommencement. Et il y a plusieurs avenirs. Le Flic reste constant, conditionné et conditionnant. Il embarque Le Poète. Et Le Souffleur de dire que cela dure et recommence depuis 20 ans dans la vaste prison qu’est le pays où tout le monde disparaît et où un vide s’est créé. Sur ce, il ordonne à tous de fuir avant que leur espèce ne soit décrétée en disparition, car tout n’est que recommencement.
La Malaventure, affirme Kossi Efoui (1993 :32) à Caya Makhele, «
était au départ une recherche de réécriture » de Le Carrefour qui s’est retrouvée être absolument une entité propre.
Quoi qu’il en soit les spécialistes de l’intertextualité (Nathalie Piégay-Gros,
(1996) et des palimpsestes (Gérard Genette, 1982) et leurs admirateurs y trouveront aisément matière à l’illustration de leurs théories.
Ceci dit on considèrera comme fable cette présentation de l’histoire qui se déroule dans l’œuvre par Kossi Efoui (1993 :33) lui-même :
Un homme et une femme se retrouvent dans un lieu carcéral où la vie dans sa dimension amoureuse,
aventureuse et formidable, est pratiquement impossible. Ils en font le constat. Mais dans La Malaventure tout
le monde devient humain, les hommes demeurent des hommes. Il y a Edgard Fall, Darling V, et Elle,
à qui Darling V, donne en dépôt son propre nom. Tout se passe à la fin de la guerre.
Seulement, tout se passe comme si la guerre n’était pas finie. Des histoires se ressuscitent.
Il y a un avenir à inventer. Toutes les identités reviennent, même les plus problématiques.
Pourquoi Edgar Fall ne peut-il être enfermé dans l’identité d’un flic ? Pourquoi Elle en est-elle arrivée là ?
Qu’est-ce que Darling V, a oublié ? La Malaventure, c’est une série de questions ;
c’est l’histoire de toutes nos contradictions, nos angoisses et aussi nos désirs dans un univers de prison.
De ces fables se dégagent des situations qui constituent l’élément central de la théorie de Sartre.
2.2.2 Les situations existentialistes de Le Carrefour et de La Malaventure
Les situations de ces œuvres au sens sartrien du terme, sont grosso modo, la dictature et la privation des libertés, la transformation de toute une société en une vaste prison, l’apathie générale, la guerre, l’errance, l’exil, l’immigration et le rejet, l’absence d’amour, la torture et la mort.
La dictature et la privation des libertés sont la situation la plus ostensible dans Le Carrefour.
Elle est incarnée par le Flic. Emeutes, bagarres, morts, usage des grenades lacrymogènes, suspicion générale, peur, silence imposé (PP.73-76),
l’absence de dialogue, « le conditionnement », la traque de tout opposant et de son entourage (Le Poète et Rachel),
l’absence de liberté d’expression (Les manuscrits du poète sont brûlés) sont quelques unes de ses manifestations.
La transformation de toute une société en une vaste prison n’est en réalité
qu’une autre manifestation de la dictature. Cet embrigardement est astucieusement évoqué dans La Malaventure
par la référence au nombre de barricades érigées : « Au niveau de la millième barricade, déclare Darling V,
le flic m’a dit : “Ça, c’est un sac à malices.” A la millième barricade, là où finit la terre » (P.15).
Elle ne manque pas dans Le Carrefour (P.89).
Peut-on réellement parler d’apathie générale dans ces œuvres ?
Elle ne serait que la réduction au silence par l’usage excessif de la violence. Le Carrefour rappelle qu’il y a eu des émeutes et des bagarres. L’apathie est donc imposée par la dictature.
D’autre part, la guerre dont il est fait référence dans La Malaventure rappelle,
sur le plan de l’histoire de l’Afrique du début des années 90,
les luttes pour la démocratie qui se sont généralisées dans tout le continent.
Elles se sont soldées par une brève victoire des peuples et puis les dictatures se sont confortablement réinstallées.
La torture et la mort, bien décrites dans Le Carrefour
ne sont-elles pas aussi d’autres situations que présente Kossi Efoui ?
Le Flic dit de la torture qu’elle s’est perfectionnée avec l’usage du courant électrique.
L’errance, l’exil forcé (« Aux frontières, les scribes », La Malaventure, P.34), l’absence ou l’impossibilité d’amour, l’immigration problématique ne sont que des situations conséquentes des premières. Et dans le cas spécifique de l’immigration, l’individu se retrouve parfois face à un dilemme. Il est de nulle part ou étranger partout. Ce court dialogue entre La Femme et Le Poète dans Le Carrefour l’illustre bien :
La Femme : (même jeu) Pourquoi es-tu revenu ?
Le Poète : Là-bas je suis l’étranger.
La Femme : Et ici ?
Le Poète : (mécanique) je suis l’étranger
La Femme : Ici, je me sens exactement comme toi là-bas. Et pourtant, je suis d’ici.
Le Poète : (même jeu) je suis l’étranger.
La Femme : Arrête (P.76).
Que faire quand on devient étranger partout et même dans son propre espace ? On est au carrefour et il faut décider.
Sans doute la recension des situations n’est pas exhaustive dans les deux œuvres, mais celles qui ont été relevées sont assez parlantes.
Reste à voir les réactions des individus face à ces situations.
2.2.3 Personnages en situation et choix existentialistes
Le réalisateur à la Radio Télévision Belge de la communauté Française (R.T.B.F),
Ronald Theunen (1990 :105) a relevé de manière générale les choix qu’on peut faire lorsqu’on se trouve à un carrefour, bref en situation :
La nature même d’un carrefour est d’être une croisée de chemins, de directions
opposées ou divergentes. Se retrouver dans un carrefour implique nécessairement un choix :
rester là, parce qu’on s’y sent bien ou peut-être par peur de prendre une décision ;
emprunter un des chemins proposés avec tout ce que cela sous - entend comme risques et comme aventures imprévisibles.
L’image de ce carrefour est très claire lorsqu’il s’agit de notre vie.
Rester maître de son destin, oser la bataille pour conserver la liberté,
développer son esprit critique, sont là des états auxquels l’homme aspire afin de donner un sens à sa vie.
Revenant au cas spécifique de Le Carrefour,
il laisse entendre comment chacun des personnages a réagi et le choix qu’il a fait face à la situation où il était embarqué :
Dans cette pièce, déclare-t-il, le personnage du Souffleur
remue sans cesse ses questions :
vaut-il mieux opposer une résistance et aller chercher le bonheur plus loin sans savoir s’il y existe vraiment ? (Cf. personnage du Poète).
Vaut-il mieux rester là et se souvenir du passé, de l’amour qu’on a connu, sans être vraiment heureux ni malheureux ? (Cf. personnage de la Femme).
Ou vaut-il mieux faire partie de l’appareil social qui perpétue une situation dans laquelle on se sent protégé, encadré,
pris en charge, sans vouloir profondément se remettre en question ? (Cf. personnage du Flic) (PP.105-106).
Résister, abandonner la lutte, rester passif, collaborer,
voilà autant de choix possibles que font les hommes face à des situations auxquelles ils sont confrontés.
Du Carrefour à La Malaventure, on retrouve le même donné à réflexion. Quel discours se dégage alors de ces œuvres ?
2.2.4. Le discours d’un théâtre de situations.
Le discours est ici entendu comme message.
C’est ce que l’auteur a voulu dire ou faire percevoir.
Et celui de Kossi Efoui se résume en un appel au sacrifice individuel pour la liberté.
Appel auquel on répondra non par la force ou la contrainte, mais par un libre choix.
Choix dont on assumera les conséquences. Le choix ou mieux un nouveau choix ne se fait qu’au bout d’un bilan.
Et le commentaire que l’auteur fait à ce sujet de son œuvre est éclairant :
Ce qui se passe à ce carrefour est une sorte de bilan, un bilan de l’échec.
Mais c’est aussi une première étape, c’est le moment où l’on s’arrête pour réfléchir et se dire que,
finalement, il y a quelque chose à faire (Kossi Efoui à Bernard Chenuaud, 1990 :66).
Le discours de Kossi Efoui à travers ces œuvres que sont Le Carrefour et La Malaventure
est aussi celui de l’espoir et de l’espérance, du courage. « Espoir des désespérés » comme dit Emmanuel Mounier (1953),
espoir dérivant d’un désespoir assumé.
La symbolique du carrefour qu’il choisit est bien porteuse de ce discours tel qu’on l’apprend encore de Chevalier et de Gheebrant (1982 :175) :
Dans la véritable aventure humaine, l’aventure intérieure, au carrefour, on ne retrouve jamais que soi : on a espéré une réponse définitive, il n’y a que de nouvelles routes, de nouvelles épreuves, de nouvelles marches qui s’ouvrent. Le carrefour n’est pas une fin, c’est une halte, une invitation à aller au-delà. On ne s’y arrête que si l’on veut agir sur les autres, en bien ou en mal, ou si pour soi-même, on se découvre incapable de choisir : c’est alors le lieu de la méditation, de l’attente, non de l’action. Mais il est aussi le lieu de l’espérance : la route suivie jusqu’ici n’était pas bouchée ; un nouveau carrefour offre une nouvelle chance de choisir la bonne voie. Seulement, les choix sont irréversibles.
Ce discours de l’espérance et du courage est bien porté dans Le Carrefour par la phrase
« Il y a plusieurs avenirs » répétée plusieurs fois par Le Poète et La Femme (PP.96-97).
C’est un discours que Kossi Efoui lui-même commente dans l’entretien accordé à Bernard Chenuaud (1990 :67) :
A la fin de la pièce, le Poète demande à la Femme : « Aurons-nous d’autres rendez-vous ? » et la Femme lui répond :
« Il y a plusieurs avenirs… » Je crois que l’essentiel de la pièce, tout son optimisme tient dans cette phrase-là :
il y a plusieurs avenirs. Et le fait qu’il y ait un avenir avorté n’empêche pas qu’il y ait un avenir que l’on puisse actualiser.
Le Carrefour et La Malaventure, discours d’amour ou discours de politique ? A la question « Que reste-il du Carrefour ? »
, question liée au fait que La Malaventure soit une réécriture du Carrefour, Kossi Efoui répond à Caya Makhele (1993 :33) :
« L’histoire d’amour. Le Carrefour est une histoire d’amour. On l’a qualifié de pièce politique, mais l’amour n’est-il pas politique ? » Nul doute qu’il y ait un discours de l’amour dans les deux œuvres, mais seul le discours politique véritable prévaut. Ce discours politique porte sur les dictatures. Et la question qui se pose est bien celle-ci : faut-il s’en accommoder, collaborer avec elles ou les combattre ? La réponse telle qu’on la perçoit dans les propos du Poète, est sans ambigüité. A l’ordre dictatorial tel qu’incarné par le Flic, il faut un contre-ordre démocratique pour que l’individu puisse jouir de la liberté.
2.25. Kossi Efoui au carrefour de la malaventure : un poète en situation
Le Poète, c’est le créateur.
La profondeur de la pensée de Kossi Efoui laisse percevoir qu’il est lui-même en situation.
On ne dispose pas ici des éléments biographiques pour analyser cet aspect des choses mais dans sa
définition de l’homme libre livrée à Caya Makhele (1993 :33 :34), il ne fait pas mystère de l’expérience personnelle
vécue qui montre qu’il est lui aussi un homme en situation :
Chaque homme est ce qu’il construit à partir de ce qu’on a fait de lui. La question ne se pose pas en termes binaires. Il y a toujours un moment où la structure contraignante ne peut être qu’intériorisée pour qu’en provienne la nécessité du choix. Par exemple, moi, j’ai intériorisé 30 ans de dictature. Je ne peux évacuer cette chose immonde qui me fait toujours penser au film Alien. C’est une structure. On existe, on vit et on parle dans la rue, dans le café d’à côté, à la maison ou à l’école, on affronte tous les risques et dangers quotidiens, mais on demeure des survivants. On ne peut pas dire : “Je suis intelligent, ce que j’ai vécu ne m’a pas atteint ”. C’est faux. Tu es atteint jusque dans les os et il faut fabriquer ton quotidien avec ça.
Ne faut-il pas conclure ici que le théâtre de Kossi Efoui est un théâtre de situations vécues ? Et quelles relations entretient-il avec le théâtre de situations de Jean-Paul Sartre ?
III. ASSIMILATION ET DEPASSEMENT D’UN MODELE DE THEATRE DE SITUATIONS
L’accent sartrien chez Kossi Efoui est senti tant au niveau théorique qu’au niveau de l’écriture théâtrale dans certains aspects. L’assimilation d’un modèle ne se confond cependant pas à la reproduction de ce modèle. Il y a dépassement et c’est l’objet de cette étape de l’étude.
3.1. Kossi Efoui et l’assimilation théorique d’un modèle de théâtre de situations
Chez Kossi Efoui tout comme chez Jean-Paul Sartre les notions de situation, de choix,
de décision et de liberté sont essentielles. Et l’idée de situations jamais définitives que contient la phrase de Kossi Efoui,
« Il y a plusieurs avenirs », dérive de la notion de situations dynamiques chez Sartre comme l’explique si bien Franck Laraque
(1976 :29) :
Il ne s’agit point d’une situation fixe mais dynamique, car les différents
éléments qui la composent suivent un mouvement perpétuel, un processus dialectique contenu à l’opposé de la « continuité amorphe » du bergsonisme. Il n’y a donc pas de décision une fois pour toutes mais une série de décisions successives à affronter.
D’autre part, cette déclaration de Kossi Efoui apparaît comme une bonne assimilation de
la théorie de Jean-Paul Sartre : « Chaque homme est ce qu’il construit à partir de ce qu’on a fait de lui ».
Pour mieux comprendre ce dont on parle, on peut comparer cette déclaration faite à Caya Makhele (1993 :33)
et les propos de Sartre selon lesquels « Un homme peut toujours faire quelque chose de ce qu’on a fait de lui.»(2)
Dans l’un ou l’autre cas il y a une seule et même affirmation, à savoir que la liberté est une conquête de tous les instants, perpétuelle. On ne poussera pas plus loin cette quête de l’influence des théories de Jean-Paul Sartre sur la création théâtrale de Kossi Efoui. On peut cependant s’arrêter un instant sur la restitution de cette assimilation théorique au niveau de l’écriture théâtrale.
3.2 La pratique de l’écriture d’un théâtre de situation
De tout ce qui précède, on déduit que Le Carrefour et La Malaventure
constituent un théâtre de situations. On s’en aperçoit à partir de l’examen de l’espace, du sujet,
des personnages et de l’idéal visé en comparaison avec certaines œuvres du grand maître.
D’abord l’espace. On l’a dit et parcouru sa symbolique,
l’espace où se déroule l’action des deux pièces est le carrefour, espace de situations problématiques par excellence.
On constate le même usage de l’espace comme lieu où doit s’opérer un choix dans certaines œuvres de Jean-Paul Sartre.
Argos, la cité du roi Agamemnon qui a été assassiné par son épouse Clytemnestre et son amant Egisthe,
ville où pillulent les mouches, doit être libérée (Les Mouches) ; Argos, dit-on, rappelle Paris sous l’occupation ;
Le diable et le bon Dieu se situe dans une ville assiégée de l’Allemagne de la Réforme ; Huis Clos
où le choix doit être assumé se situe en enfer ; Les Mains sales
se situent dans un pays fictif où le choix doit être fait entre l’idéalisme politique et le réalisme politique ;
Les séquestrés d’Altona se déroulent dans une chambre où le héros tortionnaire face
à sa conscience ne trouve d’autre solution que le suicide ; La P…respectueuse se situe dans une ville du Sud américain.
Elle pose le problème du conflit racial et de la responsabilité. Et pour finir ;
Morts sans sépulture a pour scène un grenier ou les torturés et les tortionnaires campent les uns les autres dans leurs positions.
Dans cet espace se pose le problème de la liberté et de la responsabilité. Toute l’œuvre de Sartre ne parle que de cela. Les deux pièces de Kossi Efoui ne disent pas autre chose. C’est leur sujet.
Les personnages n’ont pour idéal que la liberté. C’est le Poète dans Le Carrefour. C’est La Femme dans la même pièce. Les deux personnages deviendront Darling V et Elle dans La Malaventure.
Le langage sartrien est leur caractéristique. En voici un échantillon. La Femme demande au Flic de donner au Poète quelques instants pour « exister » (Le Carrefour, PP.81). « Exister » rappelle bien ici le fameux « L’existence précède l’essence » de Jean-Paul Sartre. « Les ordres ont changé », phrase prononcée par Edgar Fall dans La Malaventure (P.22), rappelle Les Mains sales. Elle, dans cette même œuvre de Kossi Efoui, joue le même rôle que Hugo dans l’œuvre de Sartre, exécuter les sales besognes du groupe qui l’emploie. Peut-on cependant conclure qu’il n’y a pas création chez Kossi Efoui ?
3.3. Dépassement et création d’un théâtre de situations
S’il est indéniable que le théâtre de Kossi Efoui vu à travers Le Carrefour et La Malaventure est un théâtre de situations influencé par la théorie et la connaissance du théâtre de Jean-Paul Sartre, il n’en demeure pas moins vrai que la part de la création y reste suffisamment grande pour marquer du sceau de l’originalité cette production.
C’est d’abord le contexte historique ou même le cadre géographique. Les œuvres ne les laissent pas percevoir clairement mais on s’aperçoit qu’on a affaire à l’Afrique des dictatures et principalement de l’Afrique des années 90 où ces dictatures sont secouées par des revendications démocratiques.
D’autre part comme l’écrit si bien Franck Laraque (1976 :32),
« Le théâtre sartrien offre la singularité d’être révolutionnaire dans son contenu et traditionnel dans sa construction ».
Il est marqué par le classicisme. Les Mouches sont un modèle de cette construction.
Il n’en est pas de même des pièces de Kossi Efoui qui sont des pièces contemporaines.
Pas de structuration en actes et scènes, accent mis sur la théâtralité.
Les personnages jouent et montrent qu’ils sont au théâtre. Voici par exemple la première réplique de Le Carrefour (PP.69-70) :
La Femme : Qu’est-ce qui m’arrive ? C’est tout de même bizarre. Il me semble…Non. Et pourtant… C’est bizarre tout de même ce qui m’arrive. J’ai l’impression de revivre cette scène. Une nuit exactement comme celle-ci. Je suis monté sur cette scène. Avec cette même lumière. Avec ce même décor. Je me suis déjà avancée comme je le fais en ce moment vers l’avant-scène et puis, exactement comme l’autre fois…Oui. Comme l’autre fois…J’oublie mon texte.
Le choix des symboles est heureux. Et principalement de celui du carrefour qui est très significatif comme on l’a démontré.
Le genre de la pièce n’est pas déterminé. Le mélange du comique et du tragique ne fait cependant pas disparaître le côté essentiellement tragique des situations. On est en face d’un art raffiné.
Les techniques de distanciation sont suffisamment travaillées pour servir de techniques de
camouflage. C’est la technique du théâtre dans le théâtre précédemment présentée ;
C’est la symbolique de l’espace qui dévoile et voile en même temps ;
c’est l’usage des personnages anonymes référenciés par les pronoms personnels tel que « elle » et des généralités comme
« La Femme », « Le Poète ». La liste n’est pas exhaustive.
Une autre créativité propre à Kossi Efoui dans Le Carrefour est ce personnage, Le Flic,
qui confesse et joue son rôle de tortionnaire qu’il explique ensuite dans une langue qui lui est propre.
Les mots « conditionner » et « conditionnement » suivis de leurs explications sont des chefs-d’œuvre
de la torture présentés de manière à ne pas heurter brutalement le lecteur ou le spectateur. Et s’il faut parler de subversion,
il faut se dire qu’elle est raffinée chez ce dramaturge. Et il a, en ce sens raison de lier art et subversion :
« Il n’y a pas d’art sans subversion : subversion linguistique, subversion morale, subversion politique…
subversion à tout berzingue… en bon anarchiste ». Il l’affirme à Caya Makhele (1993 :34).
En bon classique, Sartre a-t-il jamais cherché à subvertir la langue pour en faire un objet plus esthétique ?
La révolte et la révolution, l’engagement socio-politique (Franck Laraque),
caractéristiques ostensibles dans l’œuvre de Sartre, sont moins ostentatoires dans celle de Kossi Efoui qui préfère plutôt le camouflage.
Sans jurer que tout est dit, on peut cependant s’arrêter là et dire le mot de la fin.
CONCLUSION
Montrer que le théâtre de Kossi Efoui, vu à travers Le Carrefour et La Malaventure,
est un théâtre de situations qui rappelle celui du philosophe-dramaturge français Jean-Paul Sartre
et qui cependant garde sa spécificité grâce à des techniques de création qui lui sont propres,
tel est l’objectif de cette étude qui s’achève. Intitulé « L’écriture d’un théâtre de situation : Kossi Efoui au carrefour de la malaventure », elle a tenté, grâce à un pluralisme critique, de répondre à un certain nombre de questions centrées sur les modalités de création intellectuelle. Au centre de la réflexion se trouve la symbolique du carrefour, espace de situations par excellence, l’analyse des deux œuvres et le problème de l’assimilation et de dépassement d’un modèle de théâtre de situations.
Au bout du compte,
on découvre que le théâtre de Kossi Efoui est bel et bien un théâtre de situations influencé par la connaissance latente des
théories et du théâtre de Jean-Paul Sartre. Cependant, le dépassement de ceux-ci est si notable qu’on aboutit à
un théâtre de situations spécifique marqué par la puissance de la symbolique (le carrefour),
la nouveauté de la dramaturgie (rejet du modèle classique), le mélange des genres (comique et tragique),
la théâtralité, les techniques de distanciation (ou techniques de camouflage),
l’auto-dénonciation d’un personnage par la confession de son rôle dans une dictature (Le Flic),
la subversion linguistique, morale et politique subtile et raffinée mais cependant efficace. C’est, en définitive, du grand art.
Références Bibliographiques
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