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Fiche pièce
El Mona



L'AUTEUR
Kwahulé Koffi



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El Mona
Kwahulé Koffi

Ces fiches sont soumises au respect de la propriété intellectuelle.
Fiche réalisée par Fanny LE GUEN (Université Rennes 2)


  Côte d'Ivoire
2001
Editions Lansman, in Liban, écrits nomades, 2001, pp 111-135
 
Genre
Tragédie

Nombre de personnages
4 femmes
4 hommes
1 enfant


Longueur
25 pages


Temps et lieux
Une journée au bord du précipice-frontière qui coupe El Mona d'El Mona.

Thèmes
Guerres et frontières d’ici et d’ailleurs. Avidité de l’homme dans les situations les plus cruelles.

Mots-clés
frontière , guerre , magie. , marchandage prostitution , peur , precipice , sacrifice , télévision
 
 

  Consultation de la fiche par rubriques
 

Un premier repérage : la fable
Résumé de la pièce

Parcours dramaturgiques
Analyse dramaturgique qui fait apparaître l'originalité de la structure et son fonctionnement général par rapport à l'espace, au temps, aux personnages, etc.

Pistes de lecture
Analyse plus philosophique et poétique, voire linguistique qui permet de dégager une interprétation et les véritables enjeux de la pièce

De plain-pied dans le texte
Un extrait

Du texte à la scène
Petite histoire de la pièce de ses conditions d'écriture à sa création en passant par les lectures dont elle a pu faire l'objet

Pour poursuivre le voyage
Extraits de presse ou d'entretien au sujet de la pièce

 
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Un premier repérage : La fable

Un premier raccourci : le titre
"El Mona" est une expression arabe qui signifie littéralement le désir. C'est l'espace métaphorique de la barbarie humaine. El Mona est à la fois l'espace des vivants, des morts et celui de l'entre-deux. Métaphore de la guerre et de ses frontières, El Mona représente le rêve de tout ou partie(s) d'une région, d'un pays, d'un continent occupé.

"C'est ici El Mona, mais c'est surtout là-bas. [...] Là où sont les tombes, là où sont les lieux de cultes, là où sont les lieux de fête et de vie. El Mona c'est la jouissance et la souffrance entrelacées, El Mona c'est là-bas de l'autre côté de la nuit." (p113)

El Mona est aussi le nom que l'un des personnages donne à Superlove parce qu' "Elle vous écrase de sa beauté comme les montagnes d'El Mona." (p123) El Mona est l'image poétique d'un monde arbitrairement occupé et divisé, et l'image iconique de la femme-madone.

Les jalons de la fable :
El Mona est l'histoire d'un fragment d'humanité paralysé par la guerre. C'est sur fond de musique de film et d'annonces publicitaires que l'on apprend que la pièce se déroule au bord d'un précipice-frontière, endroit morbide où chacun tente de monnayer un peu d'espérance. Au fil de la pièce, plusieurs personnages emblématiques, réfugiés de guerre ou marchand de peurs, s'accapareront le mégaphone : objet de toutes les convoitises car unique moyen de communiquer avec ceux restés de l'autre côté.
Dès le premier mouvement, intitulée "Matin", la majorité des personnages se trouvent sur scène : Superlove, la prostitué ; Criminel Danger, le proxénète ; Youssef, le poète ; Un enfant muet ; Le maître du mégaphone ; le couple de magiciens et Salwa. La question est d'abord de savoir ce qu'il s'est passé entre Le maître du mégaphone et Superlove. Elle explique à son maq, Criminel Danger, que ce premier client n'a fait que pleurer et regarder la beauté de son corps, et qu'il l'a comparée à El Mona. Arrive Le maître du magnétophone alias Le maître des lieux qui monnaie le partage du porte-voix à Youssef, puis à Salwa. Les lamentations psychotiques de Youssef exaspèrent alentour et Criminel Danger lui propose en remède Superlove qui se met à vanter ces charmes dans un poème érotique et sensuel. Pendant qu'elle chante le couple de magiciens intervient et propose leur tour de magie qu'il n'aura de cesse de répéter tout au long de la pièce. Mais Youssef reprend le mégaphone et repart dans un délire dans lequel il finit par insulter Superlove et provoquer la colère du maq. Le maître du mégaphone dissipe la querelle et propose le mégaphone au client suivant : Salwa "la pleureuse" qui s'adresse à Assaf, son mari. Elle lui parle de leur enfant puis lui passe le bonjour de toute la communauté musulmane à travers un chant de prénoms qui fait la transition avec le second mouvement et sera le mot de la fin de cette histoire.
Dans le second mouvement "Midi" plusieurs conversations vont se croiser. D'abord celle des marchands de peurs : Criminel Danger et Le maître du mégaphone qui s'entretiennent sur leur petit commerce de charlatans machistes. Puis celle de Superlove et Youssef qui enchaînera excuses, présentations et propositions sensuelles. Enfin, celle entre Le maître du mégaphone et La femme voilée. Tous les vendredis, à la même heure, cette femme, épouse du Mufti aux pieuses apparences, paye pour exécuter un show exalté dans lequel elle se métamorphose en une danseuse orientale excessive et spectaculaire. Cela, pour la plus grande joie des autres personnages qui la remercient pour ce spectacle "magnifique" et "sublime". Criminel danger la flatte encore en la comparant à "l'Ange bleu". Il est à nouveau question du client de Superlove, Youssef lui non plus n'ose poser la main sur son corps. Et, tel le Christ, étendu, pieds et poings croisés, sous l'effet des baisers de Superlove, il se transforme en une plaie sanglante mais souriante, prêt pour le sacrifice final.
Dans le dernier mouvement, "Soir", Superlove se retrouve seule avec son nouveau patron : Le maître du mégaphone. Il lui promet le bonheur de l'épouse unique et une part de sa richesse. Superlove se laisse tenter par le fruit défendu que représente cette alliance de la peur.

 
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Parcours dramaturgiques

Une tragédie polyphonique

El Mona semble répondre aux caractéristiques unitaires de la tragédie classique. En effet la fable se déroule en un lieu durant une révolution de soleil et comme la tragédie classique cette histoire est en proie à l'éternel conflit du bien et du mal. Mais, sous cette apparente facilité, l'auteur fabrique une oeuvre moderne et musicale qui insiste sur le tragique d'une telle situation ; une tragédie polyphonique dont l'esthétisme musical nous rappelle les complexes rythmiques du free jazz.
En réalité, les coupures en mouvement "Matin - Midi - Soir" servent la musicalité du texte plus que le déroulement vraisemblable de la fable. Dans ces trois mouvements polyphoniques les voix de la télévision, les dialogues des protagonistes, les voix des magiciens et le chant de Salwa puis de La femme voilée se mêlent et s'entremêlent. Ces différentes formes d'apports sonores peuvent être comparés à des thèmes musicaux en relation avec des instruments ou musiciens différents. La rythmique est encore accentuée par des effets de pagination : alinéas (voix du garçon à la télévision), doubles colonnes qui illustrent les différentes couches sonores (propos des personnages et voix de la télévision), versifications (chants des femmes) et enfin, indications scéniques (les voix des magiciens répètent inlassablement leur tour tel un vieux disque vinyle rayé).
L'auteur fait un clin d'oeil au lecteur lorsque, dans la didascalie de départ, il conseille de se référer à des spots publicitaires du moment. Une didascalie de ce style figurait dans ces dernières pièces concernant l'apport de musiciens de jazz. Ici, l'auteur laisse au metteur en scène une part d'improvisation qui peut être d'utiliser de la musique à la place des effets télévisuels, par exemple. Le texte semble libre de pouvoir s'inventer encore et encore. Au gré des références artistiques des lecteurs, spectateurs et des metteurs en scène.


Des personnages de l'entre-deux : réfugiés-exilés

Tous les personnages de cette pièce sont des figures de réfugiés-exilés. Ils vivent dans l'espace métaphorique de l'entre-deux. Espace intermédiaire susceptible de représenter le Liban comme les territoires occupés d'Afrique et tous les pays ravagés par les guerres civiles, stigmatisés par des frontières géographiques, sociales, culturelles, religieuses et historiques.
Il existe ici trois groupes de personnages, l'un "en fond" composé du couple de magiciens et du petit garçon ; l'autre maléfique formé par Le maître du mégatophone et Criminel Danger : les marchands de peur ; et celui du groupe des femmes : Superlove, objet de fascination ; Salwa, la femme soumise ; La femme voilée : figure schizophrène, torturée entre deux modes culturels, à la fois soumise au Mufti, révoltée et libérée. Enfin, seul, Youssef : le poète, sujet/objet de sacrifice. Tous ces personnages semblent condamnés à errer sans fin dans cet entre-deux morbide. Espace d'aliénation du type no man's land cauchemardesque, lieu-prison pour aliénés, réfugiés dans un délire auto-protecteur où seul le compromis de l'argent semble de règle.


Le commerce de l'horreur

Près de ce précipice-frontière, il ne semble survivre qu'une forme vile de communication : le monnayage. Le maître du mégaphone monnaie le porte-voix à Youssef qui fait résonner son douloureux cri, à Salwa qui pleure son mari, à La femme voilée qui confesse son désarroi et se libère de l'oppression dominatrice d'une société masculine. Criminel danger monnaie Superlove à ses clients et finit par la vendre. Elle même, comme le couple de magiciens, travaille pour gagner un peu d'argent. L'argent paraît être le dernier moyen d'échanger, le dernier rapport social existant : chaque geste s'accompagne d'une poignée de billets.
Cette critique du capitalisme est matérialisée par la présence de la télévision, objet de pure consommation. L'utilisation du petit écran, reflet morbide et ultra-violent d'une humanité torturée, soulève les questions liées à la culture de la violence et accentue encore l'image d'un capitalisme effréné qui plonge peu à peu l'humanité dans un chaos social et humain. L'auteur critique aussi le charlatanisme d'hommes sans scrupule qui s'enrichissent sur le dos des plus démunis et des plus miséreux.

"Je ne suis qu'un marchand de peur, El Mona, et je dois être là où l'on construit la peur [...] ; c'est mon business. [...] Les gens viendront de partout pour jouer à se faire peur en traversant ce fantôme de frontière ; ils paieront pour avoir le droit de se lamenter ; ils paieront pour caresser chaque pointe de cette couronne de barbelés comme on scrute un autel sanglant. Car viennent les temps où nous ne seront plus que les touristes de nos champs de barbaries." (pp.134-135)

Cette frontière de l'horreur symbolise un certain seuil à ne pas dépasser dans ce capitalisme infernal. Une limite dangereuse qui nous précipiterait effroyablement dans le chaos.

 
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Pistes de lecture

Une nouvelle "Madone d'Apocalypse"
"Savez-vous pourquoi ils font la guerre à El Mona ? La beauté, insupportable !" (p.123)

Avec Superlove, Koffi Kwahulé utilise à nouveau une figure de femme-madone. Comme Bintou (Bintou, 1997) et Jaz (Jaz, 2000), El Mona est d'une "indécente beauté". Ces trois figures féminines, fragiles et généreuses, mais aux carapaces dures comme le béton, tentent de résister à toutes sortes d'agressions destructrices (abandon, manipulation, excision, viol, prostitution). Enfermées dans de sourdes solitudes, ces forces de la nature sont vouées à l'incompréhension et à la mort. Leurs chants poétiques et sensuels conservent la mélodie douloureuse de leur destinée. Autant adulées que condamnées pour leur beauté révolutionnaire, ce sont toutes les trois des "Madones d'Apocalypse" pour reprendre la formule de Sylvie Chalaye. Malgré tout, l'amour de ces déesses a un effet rédempteur et humanisant là où il n'y a plus d'espoir. De même que Jaz est "le témoignage de Dieu" (p.64), El Mona est "un prodige", "l'enfance même de la virginité" (p.130) ; ce sont des icônes vivantes dont la sagesse divine transcende la misère, la barbarie humaine et sauve le monde.

Le poète martyr, "un corps écorché vif sur l'autel de l'absurdité" (theatrecontemporain.com)

Youssef ("Joseph" en arabe) est la figure du poète-messager qui, sous prétexte de vouloir parler à sa dulcinée Mira, critique l'aliénation dont est victime l'homme. Il plonge le lecteur par le biais de paraboles au coeur de la crise identitaire et politique du continent africain. Youssef est le poète martyr qui se laissera traverser par les balles meurtrières des gardiens de la frontière pour se libérer de l'emprise aliénante dont il souffre. Le corps de Youssef subit d'abord la préparation mystique de Superlove. Une sorte de scarification divine qui le transforme en une figure christique et sacrificielle, permettant la réunion des opposés : El Mona d'El Mona, le Paradis et l'Enfer, la vie et la mort. Son sacrifice, à la frontière entre les deux mondes permet le renversement des forces en jeu pour assurer, en référence au christianisme, la vie éternelle à tous. Poétiquement, son corps donné en offrande aux bourreaux d'El Mona devrait servir la libération du peuple.


L'éternelle opposition entre deux mondes

El Mona représente un pays occupé, divisé, coupé par une frontière-précipice qui sépare El Mona d'El Mona. Les personnages se trouvent au bord du ravin dans l'une des deux parties qu'on suppose être la pire puisque de "l'autre côté de la nuit" (p.113) il y a "une mer que prennent d'assaut des montagnes ensoleillées" (p.123) et "à chaque vague, à chaque arpent de plaine, à chaque pan de montagne, à chaque rire d'homme, à chaque sourire de femme, El Mona déploie une beauté insupportable" (p.124), alors que près de ce précipice, "lorsque la nuit tombe, [...] il s'abat sur cet endroit une solitude effroyable. Et il fait froid."(p.125). El Mona est le paradis perdu ou le paradis rêvé de ces hommes enfermés dans un ghetto moral et social. La frontière qui sépare ces deux extrêmes n'est pas mesurable. C'est un précipice, un ravin vertigineux qui sépare "[....] El Mona et le rêve d'El Mona" (p.129) ; le monde des dieux et des hommes, le monde des morts et des vivants, le monde du rêve et de la réalité.
Koffi Kwahulé nous rappelle que nous ne sommes pas plus libres que ces personnages condamnés à errer éternellement dans cet entre-deux morbide où l'espoir s'achète. Mais, El Mona est un message d'espoir qui s'exprime par ce profond désir de beauté et d'ailleurs, de réconciliation et d'amour, de liberté.

 
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De plain-pied dans le texte

SUPERLOVE.- Il m'a dit : ne vous mettez pas nue, restez telle que vous êtes. Mais lui s'est déshabillé... pas exactement... Il ne s'est pas vraiment déshabillé. Il a pris tout son temps. Il a comme déchiré de sa peau ses vêtements. Si délicatement, si précieusement qu'on aurait dit qu'il se défeuillait. Comme si ça avait été de la gaze. Il y avait ce corps, là, devant moi, ce corps nu et soudain si fragile... Le corps s'est étendu, comme ça, sur le dos. Le corps a croisé ses mains, comme ça, sur son sexe. Ses mains comme ça, comme pour protéger... Ses pieds aussi ! Ses pieds aussi... Croisés comme ça, comme les mains. Et moi qui était là, ne sachant quoi faire de mon regard, ne sachant plus sur quoi poser mon regard, ce regard qui pourtant... Mon Dieu, Comment a-t-il pu supporter toute cette tragédie dans un corps aussi fragile ? Comment a-t-il pu vivre cette chose dans un corps si frêle ?... Les yeux étaient clos. Une bouche s'est ouverte dans le corps et elle a dit El Mona. Seulement ça, El Mona. Pourtant j'ai su, à l'instant même j'ai su ce que renfermait le rouleau de papyrus d'El Mona. J'ai alors posé un baiser sur les mains posées sur le sexe du corps. Une source de sang a coulé. Aussitôt. Aussitôt une goutte de sang a coulé des deux mains posées sur le sexe. Baiser posé sur les pieds croisés... parce que je savais, je savais... Baiser posé sur les cuisses, baiser posé sur les hanches... Parce que je savais, je savais... Baiser posé sur le ventre, baiser posé sur les flancs, baiser posé sur les seins, baiser posé sur le front... Parce que je savais, je savais... Baiser posé sur les lèvres... les lèvres... la bouche... Baiser posé dans la bouche... dans la bouche... J'ai su, à l'instant même j'ai su. Partout où se sont posées mes lèvres une source de sang a coulé. Silencieusement coulé. Et moi qui était là, ne sachant plus quoi faire de mon corps accoutré, qu'à tourner et tourner et tourner autour du corps ouvert de plaies, le corps étrangement lumineux des blessures de mes lèvres. Et de chaque source de sang s'échappait l'odeur d'encens de cèdre... Le corps en plaies s'est redressé. Il m'a semblé gigantesque, gigantesque, gigantesque... Et heureux. Il était radieux. Je n'ai jamais vu Youssef aussi heureux qu'à cet instant-là. Et moi qui était là, ne sachant pas quoi faire de l'ivresse que me procurait l'odeur d'encens de ses plaies. Le corps s'est donc dressé. Puis il s'est baissé, baissé, baissé... Parce qu'il était devenu soudain grand, vraiment grand, très grand. Et heureux. Dieu, qu'il était heureux ! Il s'est baissé et a posé un baiser sur mes pieds. Il souriait. Il tenait mes deux joues entre ses deux mains gigantesques et il souriait. Et il m'a dit, comme pour s'excuser il m'a dit : A présent je suis prêt. A présent mon corps est mûr pour El Mona. A présent je suis prêt à leur livrer le corps...

 
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  Du texte à la scène…

Lecture de l’auteur au Centre Wallonie-Bruxelles de Paris (2000) Mise en lecture de Jean-Michel Coulon, Avril des auteurs 2001, Fédérés de Montluçon (CDN). Mise en lecture par Michel Chevrolet à La Maison Mainou de Genève (2001) Mise en espace d’Yves Bombay au Théâtre de Saulcy de Metz en nov. 2001 Mise en lecture en octobre 2006 au Théâtre du Rond-Point par les élèves de l’Ecole Supérieure d’Art dramatique de Paris.

 
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Pour poursuivre le voyage


Souvenir d'une résidence nomade (Voyage dans une idée vague.)

"D'abord il y a eu les maisons lépreuses, les stigmates de la guerre. la guerre passée, présente et...
D'abord il y a eu les plaies de Beyrouth, la vie recroquevillée sur elle-même, au ralenti, comme si l'homme, ici, s'était résolu à vivre au noir. Vivre malgré les occupations...
On a beau avoir vu cela des centaines de fois à la télévision, la réalité du Liban vous saute à la gorge comme une oeuvre de Fragonard... Pas Jean-Honoré le gallant, mais l'autre, le dissecteur, celui qui s'amusait à exhiber des corps écorchés.
La liban a été d'abord cela, un corps écorché vif sur l'autel de l'absurdité.
Ensuite, grâce aux nombreuses sorties dont le groupe a pu bénéficier à travers tout le pays, du Nord au Sud, d'Est en Ouest, le Liban tragique, mais anecdotique (à l'aune du temps) a cédé le pas au Liban de toujours, la mer que, sans crier gare, la montagne tente de subjuguer. Car ce pays est moins la méditérranée que le mont Liban.
Enfin, les enfants, les hommes, les femmes derrière leur masque de pudeur et d'orgueil. La pudeur et l'orgueil de ne pas exhiber au coin de chaque conversation ses plaies, le refus d'imposer ses propres souffrances comme une rente dans nos consciences qui ont démissionné au plus fort de la tragédie.
Oui... oui... Mais pourquoi le Liban, pourquoi venir se terrer à Byblos pour écrire sur la frontière ? Je sais, le dépliant touristique rappelle que Byblos, et par extension le Liban, est le berceau de l'alphabet. Alors pour un écrivain... Soit. Mais la frontière ?
En allant à Byblos, j'avais une idée plutôt vague de ce que j'avais envie d'écrire, mais j'étais certain que je n'écrirai pas sur le Liban. Cependant, les nombreuses rencontres, avec les Libanais de presque tous les milieux et surtout de toutes les confessions ont déplacé quelque chose dans mon idée plutôt vague. Au contact des Libanais ce pays m'est apparu comme une boule de frontières. Les frontières visisbles (Ligne Verte ou de démarcation, confessionnelles...) et les frontières indicibles (sociales), par leur brutalité font du Liban un pays métaphorique. Le Liban m'est apparu comme l'exemple paradigmatique de la frontière, c'est-à-dire du conflit toujours recommencé. Et la question à laquelle nous contraint ce pays et sa tragédie est comment rendre positive la frontière puisque, malgré les apparences, nous y sommes, comme par fatalité, de plus en plus acculés.
Contrairement à ce que je fais d'habitude, je suis allé au Liban sans ordinateur portable. Pour mieux écrire. Car pour un écrivain, est-il besoin de le rappeler, l'immersion, l'imprégnation c'est déjà écrire, à l'image des nouveaux-nés pour qui même un sourire au monde est essentiellement un travail de déchiffrage du monde. Et au Liban j'ai beaucoup écrit sans pour autant tracer le moindre alphabet.
Je suis allé avec une idée vague de ce que je voulais écrire et j'en suis reparti avec un titre : El Mona. C'est la première fois qu'un titre s'impose à moi avant que l'oeuvre ne soit achevée. El Mona (le désir), un titre en arabe parce que l'idée plutôt vague s'est entre temps muée en une autre idée vague : il est impossible désormais que ce que j'écrive ne parle pas de façon métaphorique - surtout métaphorique - du Liban, car je ne suis pas ressorti indemne de cet amas de frontières qu'est le Liban."

Koffi Kwahulé, Avril des auteurs, 2001.

 
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Fiche réalisée par Fanny LE GUEN (Université Rennes 2)

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